A travers le prisme de l'histoire

Ghetto de Varsovie – avril 1943

Les derniers mots de Moshé Ekhajzer

Moshé Ekhajzer Moshé Ekhajzer Moshé Ekhajzer Moshé Ekhajzer Moshé Ekhajzer

"Jusqu'ici, je tiens bon. Ce qui se passera ensuite - Dieu seul le sait. Quoi qu'il arrive, ne soit pas désolée, je ne suis pas plus méritant que tant de nos sœurs et frères juifs."

Ces quelques mots sont extraits d'une lettre rédigée depuis le ghetto de Varsovie, à la veille de l'insurrection. Leur auteur, Moshé Ekhajzer, s'adresse à sa fille Ola. Elle et sa sœur Nehama vivent sous de fausses identités du côté "aryen" de Varsovie. Moshé sera assassiné pendant la liquidation du ghetto. Ola et Nehama survivront.

La dernière lettre de Moshé Ekhajzer

Moshé Ekhajzer et Miriam Friedman se marient à Wołczyn, en Pologne, avant de déménager en 1912 à Varsovie. Là, ils deviennent moins rigoureux dans leur vie religieuse, mais restent en contact avec la communauté juive. Tous deux sont sionistes : dans les années 1920, Miriam a fait don de son alliance pour soutenir l'implantation juive en Eretz Israël.

Moshé et Miriam ont cinq filles : Fela-Zipora, Shoshana, Ola-Rachel, Nehama et Debora-Dorka. Les parents conversent en yiddish, mais les filles parlent polonais. Elles sont passés par les rangs de l'école hébraïque "Tarbout" et du lycée "Yehoudiyah". Moshé est propriétaire d'une usine de fils et de cordes, qui sera également opérationnelle plus tard, dans le ghetto.

Le couple a beaucoup investi dans l'éducation de ses filles. Fela est partie étudier la dentisterie en France, suivie par Ola. De retour à Varsovie, Fela épouse Grisha Herman - un acteur du Théâtre Habima, citoyen d'Eretz Israël (Palestine mandataire), venu à Varsovie rendre visite à ses parents. Le jeune couple se retrouve incarcéré dans le ghetto de la ville. A l'été 1942, les Allemands annoncent que les détenteurs de passeports étrangers peuvent quitter la Pologne. Fela et Grisha se préparent à partir, mais sont envoyés et assassinés à Treblinka, alors que Fela est enceinte.

Après être allée au séminaire pour enseignants juifs de Vilna, Shoshana s'est inscrite en biologie, en 1938, à l'Université de Varsovie. En tant qu'étudiante juive, elle est contrainte à se tenir debout, contre le mur, pendant les cours. L'antisémitisme ambiant au sein de l'université va la conduire à émigrer en Eretz Israël. Elle bénéficie d'un certificat spécial (visa d'immigration) attribué par les Britanniques aux étudiants inscrits à l'Université hébraïque de Jérusalem.

Nehama et Ola, elles, réussissent à se cacher du côté "aryen" de Varsovie, grâce à de faux papiers. Leur petite sœur Dorka trouve la mort à l'hôpital chrétien de la ville, le 9 septembre 1942, à l'âge de 12 ans. Ola fait enterrer Dorka dans le cimetière chrétien. Leur mère Miriam, cachée hors du ghetto, n'apprendra la mort de sa benjamine que six mois plus tard. Pendant tout le temps de la cache de leur mère, c'est Nehama qui lave ses vêtements tandis qu'Ola les lui ramène. Nehama ne se rendra qu'une seule fois dans la cachette de Miriam.

Moshé Ekhajzer est assassiné le 7 mai 1943, pendant l'insurrection du ghetto de Varsovie. Miriam, informée de la mort de son mari, la tait à ses filles, pour ne pas les décourager. Le 9 mars 1944, la cachette de Miriam - qu'elle partage avec l'historien Emanuel Ringelblum et sa famille - est découverte. Tous les occupants sont assassinés.

Nehama et Ola réussissent à survivre à la guerre et partent alors pour la France. Nehama immigre en Eretz Israël en 1945. Ola retourne à ses études de dentiste, complétant son cursus à Nancy, en France. Elle se marie en 1949, avant de de déménager à Londres. Nehama se chargera par la suite de transférer les restes de Dorka à Jérusalem, qui seront inhumés dans le cimetière de Har Hemenouchot.

En 1955, Nehama Fahan-Ekhajzer remplit des Feuilles de Témoignage à Yad Vashem, à la mémoire de ses parents, Moshé et Miriam Ekhajzer, et de ses sœurs Fela et Debora-Dorka.

Après le décès de Shoshana Hadani-Ekhajzer, les enfants de cette dernière découvrent une vieille valise contenant des dizaines de lettres que leur mère ne leur avait jamais montrées. Parmi elles, la dernière lettre de leur grand-père Moshé.

En 2010, la famille publie Michtavim Mehabayit (Lettres de la maison), un ouvrage qui retrace l'histoire des Ekhajzer. Un exemplaire du livre est disponible à la bibliothèque de Yad Vashem. En 2015, dans le cadre de la campagne "Rassembler les Fragments", Michal Hadani-Barkai, la fille de Shoshana, remet les lettres et les cartes postales de la famille à Yad Vashem, pour une sauvegarde éternelle.

 

  Cliquez ici pour lire la lettre

Mercredi (avril 1943)
Ma chérie !
Jusqu'ici, je tiens bon. Ce qui se passera ensuite - Dieu seul le sait. Quoi qu'il arrive - ne soit pas désolée, je ne suis pas plus méritant que tant de nos sœurs et frères juifs. De toute façon, j'espère trouver un refuge sûr. C'est à toi que je pense et pour qui je m'inquiète. Ma chère Ola, sur tes épaules repose la responsabilité de prendre soin de ta mère et de tes sœurs. J'ai essayé d'être courageux et de tout organiser, calmement et sagement. C'était la seule chose qui pouvait te sauver. Bien sûr, j'écris tout ceci avec la responsabilité d'un père et d'un mari. Je n'ai pas perdu l'espoir d'être sauvé et de revenir vers vous un seul instant. Il est très dommage pour moi d'être parti sans le sou. Cela complique beaucoup les choses pour obtenir de la nourriture. Et s'il y a la moindre chance de pouvoir s'échapper, c'est impossible sans argent. Essaye d'obtenir de l'argent de Zusia, ou peut-être de la mère de Zusia, car Zusia n'est pas toujours à la maison.

Rysz me doit 600 zloty, mais ce n'est rien, il m'en faudrait des milliers. Je tiens à vous rappeler que dans notre usine, il y a des objets en argent qui peuvent vous aider. S'il vous plaît appelez Arthur via Vitold. Il est le seul qui puisse me sauver. Je peux le rencontrer le soir. Il devra me faire signe à l'aide d'une lampe de poche, et je pourrais le rejoindre par le mur [du ghetto]. Je ne vois pas d'autre salut pour le moment. Dis-lui que je suis seul ici. Korobak et sa femme ne sont plus là. Ils sont à Prosta [une rue du ghetto]. Fais pression sur lui, peut-être acceptera-t-il, parce que je suis seul. C'est tout pour l'instant. Je suis ici tous les jours au numéro 7. S'il est d'accord, tu devras me le dire, pour que je sache quand sortir retrouver Arthur.

Je signale les marchandises et les colis qui sont au numéro 7, dans l'usine ci-dessous. Trois paquets de laine de coton, un sac de coton et de bobines de fil, un demi-sac de fil à broder et un grand sac brun de tallitot [franges rituelles]. Un sac de linge sale, et dans la même usine, sur l'étagère, à côté du moteur, un sac de coton et deux sacs. Dans le bureau, il y a un sac de [sous-vêtements] pour hommes et femmes. Mme Tusia, qui vivait également à Milna 7, a deux sacs, de la fourrure, ainsi que cinq morceaux de cuir et 120 peignes. Dans la maison de Kamionka, il y a une grande valise et une petite fermée avec de la corde blanche, des vêtements, deux manteaux et un sac en coton.

Quant à Arthur, il peut le faire. Je n'ai même pas à escalader le mur. Je peux passer à travers un tuyau d'égout. Il le sait. Le passage vers les radiateurs doit juste être ouvert et il devra m'attendre. Je ne peux pas être dans notre cour en journée tant qu'il [l'Allemand] est assis là. Quand il n'est pas là, on peut faire ce qu'on veut. Tu dois parler à Arthur. Je vais essayer d'être dans notre cour tous les jours de 10h du soir à 10h du matin. Si un soir je ne peux y être, j'y serai le suivant et j'attendrai un signe. Ecris une lettre et donne-la à Zusia. Je serai peut-être dans la salle des radiateurs pendant quelques jours. Si tu ne reçois aucune nouvelle de moi pendant quelques jours, ne t'inquiète pas, car j'envisage de rentrer dans une bonne cachette. L'usine a d'autres choses qui ont une certaine valeur.