Rapatriement en France

Arrivée à Ecouis


Le 2 juin 1945 au matin, le premier train s'ébranle, pris d'assaut par des jeunes qui redoutent que les wagons ne partent sans eux. Direction la France. Beaucoup n'ont jamais entendu parler de ce pays et ne connaissent pas un mot de français.

Ils sont accompagnés du rabbin Marcus et du personnel de l'OSE. A chaque arrêt, les enfants descendent et chapardent de la nourriture et des vêtements, en particulier.

L'accueil en France est plutôt hostile. En voyant ces garçons en uniformes des Jeunesses hitlériennes, les Français pensent au premier abord qu'il s'agit de jeunes Allemands. Pour éviter toute confusion, les mots «Camp de concentration Buchenwald – Orphelins» sont alors écrits en lettres blanches bien visibles sur le train.

Quatre jours plus tard, le convoi rejoint Écouis, en Normandie.

Ecouis dans l'Eure est à l'origine un préventorium pour les malades de la tuberculose. Une grande demeure froide et solennelle, assignée par le gouvernement français.

L'OSE s'attend à recevoir de jeunes garçons à peine valides. Son équipe d'infirmières et travailleurs sociaux, dont Rachel Minc, appelée pour sa formation de jardinière d'enfants et sa maîtrise de l'allemand, a préparé à la hâte plusieurs centaines de lits décorés de peluches.

Le 6 juin 1945, 426 enfants de Buchenwald arrivent à Ecouis. Le groupe est polonais pour la moitié et compte plus d'une centaine de Roumains, 49 Tchèques, 43 Hongrois, 4 Lituaniens et 2 Allemands, dont seulement, une trentaine de garçonnets, âgés de 8 à 12 ans. En ces années d'après-guerre, la majorité est encore fixée à 21 ans. Plusieurs jeunes plus âgés ont menti sur leur âge et déclaré être mineur, pour être pris en charge, si bien que l'essentiel du groupe est constitué d'adolescents et de jeunes hommes, âgés de 13 à 23 ans. Les équipes comprennent leur méprise et font attendre les jeunes dehors, le temps de ramasser toutes les peluches et effacer les attentions réservées à des petits garçons.

Choc culturel et linguistique


Les premiers jours sont difficiles. Les enfants espéraient trouver un havre de paix et renouer avec leur liberté. Mais à Ecouis, ils se retrouvent confrontés aux règles de la collectivité, certes bienveillantes, mais trop rigides à leurs yeux. Bien souvent, ils refusent de coopérer, d'effectuer la moindre tâche ménagère.

Face à eux, du personnel démuni, qui n'a aucune idée de ce que les jeunes ont enduré – ces derniers ne parlent des camps qu'entre eux. Les équipes s'attendaient à de jeunes orphelins à câliner, ils se retrouvent à devoir réapprivoiser une horde de jeunes bagarreurs, prêts à se rebeller à la première occasion. Ils chapardent couvertures, draps, ustensiles de cuisine ou nourriture pour les échanger contre d'autres provisions. Les premiers contacts ne sont pas faciles : ces enfants revenus de l'enfer ne sourient pas, sont taciturnes, indifférents, introvertis et méfiants.

Malgré son passé commun, le groupe n'est pas homogène. Les différences existent entre les différentes nationalités, polonaise, hongroise et roumaine. L'OSE a pensé bien faire en répartissant les enfants par groupes d'âge. Mais dès l'arrivée à Ecouis, les disputes ethniques font rage. On les laisse s'installer où bon leur semble : tout naturellement, les jeunes se regroupent par nationalités.

Parmi les principaux blocages qui compliquent les relations : la langue. Les jeunes refusent de répondre quand on leur parle en allemand. Seuls quelques Hongrois et Roumains connaissent des rudiments de français. Conséquence : la communication est fortement limitée.

A cela s'ajoutent les différences culturelles illustrées par cette scène tragi-comique où les jeunes envoient leurs assiettes de camembert à la tête du personnel, épouvantés par l'odeur du fromage qu'ils prennent pour du poison.

Elie Wiesel (qui deviendra le célèbre écrivain et lauréat du prix Nobel de la paix) fait partie des enfants de Buchenwald. Il a 16 ans lorsqu'il arrive à Écouis :

« Je nous revois en 1945. Ecouis, Ambloy, Taverny. Les moniteurs ahuris, les enfants désorientés. Tout nous séparait. La langue, les conditions matérielles, et surtout les souvenirs... Vous pensiez pouvoir nous éduquer alors que les plus jeunes parmi nous en savaient plus que vos aînés sur la valeur des choses, sur la futilité de la vie et sur le triomphe brutal de la mort. Point impressionnés par votre âge et votre autorité, nous vous observions d'un air amusé et méfiant : nous nous sentions plus forts que vous... C'était dur pour vous, n'est-ce pas, dur de trouver pour vous-mêmes et pour nous un chemin, une possibilité d'entente… Eduquer un groupe humain comme le nôtre avec ses particularités et ses obsessions, ce n'était pas facile : vous aussi vous manquiez de repères. »

Renouer avec l'humanité


Progressivement, des ponts vers l'autre vont s'établir. D'abord sous l'influence de Niny (Gaby Wolf-Cohen) et Rachel Minc, les seules à parler yiddish. Grâce à elles, le contact se crée. La confiance s'installe. L'humanité va reprendre ses droits.

A Ecouis, nombreux sont les visiteurs qui se bousculent pour rencontrer les enfants et les jeunes survivants de Buchenwald. En général, les garçons se montrent indifférents aux discours et aux visites ; ils restent fermés, comme l'écrira Elie Wiesel :

« Emmurés dans la solitude d'une enfance mutilée, violée, bafouée, nous souhaitions vivre à l'écart. Chaque fois qu'un représentant du monde extérieur essayait de s'approcher de nous, nous nous refermions davantage. »

Mais un jour, l'aumônier militaire américain Marcus, qui les a rencontrés à Buchenwald, vient à Ecouis. Comme à leur habitude, les jeunes s'assoient en rond dans l'herbe, tête baissée. Ils ne regardent pas le survivant de la Shoah qui se tient devant eux. Ce dernier est tellement ému qu'il ne peut prononcer un mot. Alors, il remonte sa manche, et révèle le numéro de prisonnier d'Auschwitz, tatoué sur son avant-bras. Des larmes se mettent à couler sur ses joues. La jeune assistance l'observe, sans broncher. Cela fait bien longtemps qu'ils n'ont pas vu un adulte pleurer, et cette vision va libérer quelque chose en eux : tous éclatent en sanglot. L'un d'eux racontera plus tard :

"Marcus nous a rendu notre âme, il a été le révélateur des sentiments qui existaient encore en nous."

A Ecouis, lentement mais sûrement, les jeunes vont s'ouvrir à la vie nouvelle qui s'offre à eux. En dépit de quelques écueils et imperfections, la maison d'enfants a constitué une période transitoire nécessaire vers la réadaptation.

Supports Audio et Vidéo


De jeunes Juifs libérés de Buchenwald à Ecouis, juin 1945

Avec l'aimable autorisation du United States Holocaust Memorial Museum (USHMM), don de Willy Fogel


Deux garçons de Buchenwald chantent un chant en Yiddish, intitulé Treblinka. Enregistré à la maison d'enfants d'Ecouis, 1945

Yad Vashem Archive O.76/C_546